Les amateurs de vieux livres
— Les étalagistes

Il est beaucoup de métiers en plein vent et en pleine rue ; mais le plus pénible et le plus ingrat est certainement celui des étalagistes, qui n’ont pas les bénéfices des marchands de melons ni les chances des chiffonniers.
L’étalagiste, de même que les industriels des petits métiers, peut établir son commerce sans grosse mise de fonds, puisqu’il se passe de boutique,de commis, de prospectus et d’éclairage : il choisit d’abord une place vide sur le parapet d’un pont, d’un quai, dans l’angle le moins inodore d’une rue ; il se précautionne d’une patente, de quelques cases de bois, de quelques lots de livres qu’il expertise d’après le poids et la couverture ; puis étale ses denrées que chaque passant vient flairer ; et comme il y autant de goûts que d’espèces de livres, la vente journalière est à peu près égale, et suffit pour nourrir un ivrogne ou bien une pauvre famille, pourvu que la pluie le vent ou le froid ne conspirent pas contre l’espoir d’un pot-au-feu ou d’une bouteille de vin.
Combien cet humble et chétif commerce est intéressé par la tiédeur et au repos de l’atmosphère ! L’étalagiste qui habite sous les toits ou chez le marchand de vin prévoit les orages de plus loin qu’un vieux pilote, et prédit le beau temps avec plus d’assurance que le Bureau des Longitudes : voyez-le consulter la marche des nuages et les virements de la girouette ! Il branle la tête et rentre dans le port avec le vaisseau qui porte sa fortune, ou bien il se frotte les mains et déploie et chantonnant toute sa cargaison sans crainte des avaries.
Souvent un novice, qui ne connaît pas les oracles secrets du baromètre et qui se fie à un ciel bleu, à un soleil trompeur, voit les éléments se jouer da sa fragile fortune, l’ouragan, éclos tout à coup, chasser en l’air les brochures échevelées, la pluie à larges goutte marqueter une tranche vierge encore, ruisseler de feuille en feuille et submerger la Bible elle-même d’un nouveau déluge. Ainsi le laboureur de Virgile, de Delille, de Thompson et de Saint-Lambert pleure ses moissons, l’ouvrage d’une année perdu en un jour.
L’étalagiste est d’ordinaire Normand, comme le vendeur de salade ; il connaît mieux le prix des pommes que celui des livres ; il ne juge guère sa marchandise que d’après le premier venu qui la marchande ; il surprend dans vos yeux l’envie qui vous émeut à la vue de ce livre, et il le taxe à proportion de cette envie, qu’il démêle dans un geste d’empressement, même dans une indifférence composée. Le seul Manuel du libraire qu’il étudie, c’est la physionomie des acheteurs : l’un sourit, l’autre soupire, celui-ci fronce les sourcils, celui-là pince les lèvres ; un cinquième, plus exercé, touchera vingt volumes avant de mettre la main sur le volume qu’il lorgne ; tous enfin se trahissent d’une façon particulière qui n’échappe pas à l’étalagiste, aussi fin, aussi astucieux qu’un diplomate du cabinet de Saint-James.
Quant au personnage de l’étalagiste, il partage ordinairement la condition de ses livres soumis aux vicissitudes atmosphériques, gercés et racorni par le hâle, maculés et jaunis par la pluie, battus et desséchés par le vent.
Tantôt c’est une vieille femme, pareille aux sorcières de Macbeth, contemporaine de ses bouquins ; la lecture des romans dans sa jeunesse l’a peut être conduite à en vendre, ou à se faire fripière de la librairie moderne.
Tantôt c’est un jeune garçon, causant et riant avec la bouquetière ou l’écaillère voisine, lorgnant les badauds, regardant les femmes et attaquant les chiens ; dans un mois, il vendra des contremarques à la porte d’un théâtre.
Ici, c’est un ménage qui se relaye pour faire sentinelle, comme aux portes du Louvre, auprès des plus méchants écrivains. Une destitution, une réforme administrative quelquefois, ne laisse que cette ressource à des commis qui étaient plus chaudement dans un bureau que sur le trottoir d’un quai : il n’y a qu’un pas au décrotteur.
Là enfin c’est un ancien libraire, un ancien homme de lettres, qui se consolent de leur décadence en vivant encore avec des livres, malgré le tort que les livres leur ont fait ? Ne voit-on pas d’anciens militaires cochers de cabriolets ?
Pour les uns, l’étalage est le piédestal de la librairie ; pour les autres, c’en est le dernier échelon. Beaucoup de libraires sont partis de là, beaucoup sont arrivés là.
Les livres qui subissent le pilori de l’étalage sont de deux espèces, les jeunes et le vieux : ceux-ci, chassés honteusement des bibliothèques classiques, usés sur toutes les coutures, et fatigués à toutes les pages, toute la basse littérature du dix-huitième siècle, poésies d’Almanach des Muses, répertoire du Théâtre Italien et de l’Opéra-Comique, histoires philosophiques et romans érotiques ; ceux-là mis à flot hors de la librairie par la faillite ou le rabais, immondices de nos égouts littéraires, ou malheureux naufragés cherchant un port, chefs-d’œuvre de l’Empire et tristes débris des gloires d’académie !

Texte du Bibliophile Jacob
(A suivre)


Voir aussi :
Les amateurs de vieux livres
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (1ere partie)
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (2e partie)
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (3e partie)

1 commentaire:

  1. " [...]pourvu que la pluie le vent ou le froid ne conspirent pas contre l’espoir d’un pot-au-feu ou d’une bouteille de vin."
    Quel texte magnifique, Tenancier, vous nous offrez là ! A tous les points de vue,qu'il serait trop long de développer là.

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