Les amateurs de vieux livres
— Les bouquinistes (3e partie)

Le bouquiniste avare a son caractère écrit sur sa face parcheminée, et pour le déchiffrer il n’est point besoin d’être de l’École des Chartes : l’avarice, cette passion sourde et honteuse qui survivrait à la ruine de toutes les sociétés, cet égoïsme de bronze sans oreille et sans cœur, devient le fléau des lettres, quand le bouquiniste en est atteint, le bouquiniste qui doit se regarder comme le dépositaire du savoir de tous les siècles, comme la source généreuse de ces flots purs d’érudition qui coulent à plein lit, en roulant de l’or et des pierres précieuses.
Un trésor monnayé qu’on enfouit et qu’on couvre peut-il être comparé à un trésor imprimé, dont l’usage répandrait tant de joie et de richesses parmi les amis de la science, et qui se consume lentement dans l’oubli ? La Montjoie de Charles le Téméraire, ensevelie jadis aux environs de Montlhéry, se retrouverait aussi pesante et aussi riche qu’elle était le jour où elle fut cachée dans la terre ; mais le plus précieux bouquin diffère à peine du plus misérable, après un abandon de plusieurs années à la merci de tous les ennemis dévorants qui ne pardonnent pas aux livres : le chancelier d’Orgemont et le chevalier d’Aumale furent mangés par les rats, l’un mort et l’autre tout vivant ; un livre, faute d’air et de lumière, est bientôt cadavre, et les vers s’en emparent pour faire chère-lie.
Le bouquiniste avare erre nuit et jour, comme l’ombre d’un auteur privé de sépulture ou d’impression, au milieu des édifices chancelants et poudreux de ses volumes accumulés en désordre, couchés ou debout, montrant le dos ou la tranche, moisis, vermoulus ou putréfiés : ce bouquiniste ne les compte jamais ; il les regarde, il leur rit, il leur soupire, il les touche, il les empile, tel qu’un enfant fait des châteaux de cartes, il les possède, il en jouit.
— J’ai bien l’ouvrage que vous désirez, répond-il en loup-garou à la plupart des demandes qu’on lui adresse ; oui, certes, j’ai cela, deux ou trois exemplaires, mais je ne les vends pas, je les garde pour moi : on n’a jamais assez de bons livres.
— Ah ! vous n’êtes pas content du prix ? dit-il avec colère, pour peu qu’on se permette une observation sur la cherté extraordinaire d’un livre qu’il daigne vendre ; allez, je ne suis pas en peine de trouver un acquéreur : eh bien vous ne l’aurez pas, ou vous le payerez double. En vérité, j’avais la complaisance de vous céder un auteur auquel je tiens infiniment : je croyais vous obliger ; mais vous marchandez cela comme une drogue d’apothicaire ? Non, non, je ne m’en dessaisirai pour aucun prix : cherchez un autre marchand !
Là-dessus le bourreau vous congédie en vous épiant d’un œil inquiet pour voir si vous n’emportez rien ; puis il rentre dans sa tanière et passe en revue son armée de bouquins. il s’endort en pensant à eux et rêve d’eux ; il ne s’éveille que pour vérifier si les voleurs n’ont pas enlevé ses chers joyaux ; mais il ne redoute pas moins les amateurs qui viendront lui envier et lui dérober peut être, au poids de l’or, un in-folio qu’on achète ailleurs au poids de la cassonnade et de la chandelle. Alors commencent ses tortures et ses craintes : il n’est pas de lionne qui défende pieux ses petits, il n’est pas d’Harpagon qui regrette plus longtemps sa cassette ; il méprise trop l’argent, ou bien il estime trop les livres : on dirait que chaque volume qu’on parvient à lui arracher était inhérent aux fibres les plus sensibles de son cœur.
Cette avarice de livres n’est pas désintéressement de bourse : loin de là, le bouquiniste avare, dont l’esprit ne s’illumine plus au gaz des ventes de l’hôtel Drouot, s’abuse lui-même sur la valeur des livres qu’il met aux enchère in petto, et qu’il pousse aux exagérations d’une hausse capricieuse, selon les besoins présumés d’un chaland, selon la saison, selon l’heure. Un livre est sans prix au moment où ce bon pasteur enferme ses ouailles dans la bergerie ; un livre est bien près de quitter la boutique lorsqu’on lui fait un pont d’or ou de flatterie, car le bouquiniste avare aime un éloge sorti d’une bouche savante. Le sage Énée ne descendit aux enfers que muni d’une galette de farine et de miel pour assoupir Cerbère.

Texte du Bibliophile Jacob
(A suivre)


Voir aussi :
Les amateurs de vieux livres
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (1ere partie)
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (2e partie)

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